Céline Leturcq
Entre la poire et le fromage
Paul van der Eerden, né en 1954, originaire de Rotterdam et fils de boucher, a suivi les cours du soir dans cette même ville à l'Académie des Beaux-Arts de 1974 à 1979 puis entreprend des études d'Histoire, tout en se consacrant à son travail de dessin. Il a exercé et exerce toujours des activités parallèles, professeur invité dans des écoles d'art ou initiateur d'expositions réunissant des pratiques autodidactes et traditionnelles comme celles de l'art africain et du dessin amateur, dont il est fin collectionneur.
Entre la poire et le fromage, c'est un peu de cette manière que j'ai rencontrée Paul van der Eerden. Entre deux rendez-vous, le temps d'un trajet et d'une discussion prise en cours de route, donc informelle et inachevée, sur le chemin du dessin. C'est de cette manière aussi que l'on rencontre son oeuvre. Le temps de réciter du Milton et du Shakespeare. Entre la poire et le fromage. Un pinçon de conscience moyenâgeuse entre deux portes: la moderne et l'ancienne.
A la fin des années 80, Paul a pris des distances vis-à-vis du milieu artistique et de la diversité des techniques qu'on lui a enseignées à l'école. En se consacrant à ne dessiner que sur petits formats, il s'inscrit dans des marges et semble ainsi mieux à même d'apprécier, de considérer et de développer une pratique singulièrement plurielle. Ni complètement improvisée ni purement visuelle, en hommage à la modernité, son travail tend à maintenir présent et à laisser en jeu un positionnement romantique, celui de lier le quotidien au dessin, dans le temps du sujet.
La poire si c'est un fruit, n'a pas la forme parfaite du cercle de la pomme. Plus commune. Elle approche moins l'idée. Elle pourrait représenter le quelconque, n'importe quel objet. Un générique.
L'homme ouvert: celui qui parcourt la ville sans à priori sur les images qui surgissent à sa conscience lorsqu'il croise les passants.
On ne peut qu'être surpris de la régularité et de la maîtrise techniques qui se dégagent d'une oeuvre dont le dessin s'esquive et se décline des outils des savoir-faire classiques.
Le papier, les mines et la restriction du format, un clin d'œil au « beau métier », impliquent une tentative de libérer l'esprit de toute forme d'opposition physique aux images qui n'ont de cesse de nous parcourir comme pour nous sommer d'être et de nous rendre au réel. Les dessins de Paul évoquent une lettre qu'on lirait d'un abord inconnu¹.Ne sommes-nous pas en présence de dessins qui se vêtent du pouvoir de ce qu'ils destituent, en un dédoublement, une communion interposée, un vers intellectuel, comme le vers dans le fruit. À travers ses semblables, le petit peuple du dessin, Paul jette des messages en pleine figure et se singe des dégoulinures du rêve. Il nous invite à un échange secret entre nous et un autre littéraire, fantasmé, oublié, l'artiste. En pensée, l'érotisme invertébré du sexe, car le sexe n'existe pas, il n'a ni visage ni musculature, c'est une volute. À la fin ne restent plus que les os. Imaginons un espace idéal où le rebut n'a pas lieu d'être et l'équarrissage de la bête ne laisse rien au hasard. Tout est récolté, récupéré par cette impertinence foudroyante de gamin d'ouvrage. Les fleurs fanées d'un jambon s'agraffent à sa veste comme une parure de diamants. Parmi les grouillants dessinés par Paul, ces êtres mi hallucinés- mi personnifiés, une nécessaire métonymie se crée en nous, celle d'exister avec ce que nous imaginons des autres: le livresque, dans la clameur du sujet se targue de la duplicité de l'être.
Afin de s'arrimer au plus près de nos désirs, retrouvons le cosmopolitisme de la Vieille Europe et les racines chrétiennes de l'art décadent. Malgré la permissivité télévisuelle de notre société, les dessins de Paul ne sont pas à mettre entre toutes les mains, d'aucuns ne sachant comment, une si gentille, sociable, cultivée et aimable personne qui a étudié les arts, puisse s'en tenir à de tels graffitis, difficiles à faire entrer dans le panier de courses.
Garder une poire pour la soif
Cela concerne les marcheurs. La poire désaltère lors d'un périple. Elle est le fruit qui maintient. Paul van der Eerden se déplace en train et à pied. Collectionneur d'art africain et de dessins récoltés au gré des rencontres urbaines et philanthropes avec des passionnés en marge des circuits collectifs.
Dessiner devient alors un geste quotidien de relation à l'autre. Il permet de se positionner socialement en pointant du doigt l'incommunicabilité des êtres; l'inanité du langage à traduire la dimension humaine des hasards laissés à notre appréciation et à la vie. Dessiner comme il le fait, c'est aussi refuser toute séduction quant aux innovations technologiques qui, alors même qu'elles semblent pour les contemporains que nous sommes, dignes d'apparaître au rang des phénomènes de la pensée, d'en être l'une de ses manifestations, nous font oublier que la réussite d'une oeuvre est avant tout sans doutes le fruit d'un effort intellectuel. Cet effort n'est pas consubstantiel d'une technique au profit d'une autre, cet effort a lieu dans la solitude, dans ce lieu toujours plus reculé à mesure qu'on l'approche, loin des possibilités interactives de nos nouvelles communications. Le leurre est là, à croire qu'avec le téléphone portable nous nous trouvons plus disponibles à être et à transmettre à l'autre ce que nous sommes en notre fort intérieur. L'humanité est bien plus maligne que cela et il n'y a que les benêts pour croire en son interactivité, conquise par l'innovation de techniques qui, demain, appartiendront à un temps révolu. Ceci pour dire que si le dessin « traditionnel » apparaît comme suranné au regard de notre actualité technique, cette dernière ne reste ni plus ni moins qu'un moyen qui, loin d'aboutir à une quelconque conclusion quant à l'amélioration des relations humaines, nous fait oublier l'essentiel: nous, autant que nous sommes.
Cette marge volontaire prise par Paul, qui fait corps avec le dessin, ne se cantonne ni au pictural, ni au photographique ni au monumental, des exercices pourtant très contemporains ; elle nous invite à un entretien seul à seul avec l'actuel, le désir ici-bas, du « maintenant ». Qui dit format réduit et précision de l'encadrement. Nous obligeant à resituer ces oeuvres dans leurs caractéristiques objectives, pour le moins précieuses, d'esquisses de la pensée. Indiscutablement se pose une relation intime et individuelle au dessin encadré, contemplation qui ne partage pas ses moments en un tout spectaculaire, à moins de ne s'agglutiner autour d'une même oeuvre et d'essayer de la vivre ensemble. Le parcours du visiteur dans une exposition de Paul est intellectuel et corporel avant d'être physique. On ne se déplace pas seulement dans l'espace mais à l'intérieur de nous, en notre âme et conscience, libre de nous et du même. C'est une « ballade » au sens littéraire du terme, établissant par les mots et les gestes la déroute d'un cheminement intérieur, symbolisé par ce paysage équivoque et la symbiose des éléments qui s'y accomplissent et s'y déplacent d'un sens à l'autre. Les dessins nous promènent avec parfois quelques arrêts qui nous propulsent, en un jeu d'arbalètes, à d'autres significations: nous passerons du « polstergate » au « gisant ». Pour autant, même lorsque des profils Renaissance et des diablotins bleuis retracent une farandole circulaire à la mine de plomb, une danse macabre aux airs de faux-semblant, ils ne mènent nullement vers un ailleurs sauvé du déluge et immunisé contre les risques du langage, cantonnés qu'ils le sont à un schématisme volontairement outré, de mémoires et de citations.
Il n'y a ni envers ni endroit ni ailleurs dans ces dessins, nul paradis où se réfugier, c'est bien de nous dont il est question et de ce que nous avons en tête.
A quoi penses-tu dans la rue? Que provoquent les croisements des uns et des autres, des passants? Pas uniquement le bien. Du bien, un avoir? Qu'a-t-on dans la rue à se regarder, les images passent, elles aussi, avec cette violence si particulière qui désintègre.
Ce dessin se résume donc à l'essentiel, pratiqué sans bruit ni artifice dans la préciosité des matériaux sélectionnés avec soin en fonction d'une météorologie intérieure: semblants de notes sur une mise au carreau, représentations des chef-d'oeuvres anciens, mimiques, postures, imbrication des corps et cette désignation caricaturale du tout-représentable. Mise en page d'une compagnie de mots et de figures, savamment campée dans une composition où le fond est retranscrit au crayon de couleur sur un papier choisi pour sa résistance et son adaptation. Sous ces airs de rien, cette pratique s'annonce donc aux côtés des flâneurs une promesse de désordre constitutive et bien réelle. Ce n'est pas que Paul nous impose un sens de lecture ou une conclusion quant à l'objet et l'origine du dessin. Dans l'ouverture qu'il perpétue et provoque par l'humour et le second degré de nos vies médiatiques, il suggère que notre fonctionnement cérébral interagit sur le regard des autres, en préservant la fiction, l'illusion, le factice de tout être.
Il y a là aussi des formes devenues logos de leurs propres apparences sur des fonds unis parfois colorés, parfois gris. Il est rare que le papier soit utilisé comme une couleur, à moins que ce ne soit un beige crème pour pouvoir jouer avec des estompes et nuancer le passage du crayon, à l'exemple de ces figures très légèrement teintées de rouge qui laissent transparaître leur arrière, en une jolie esquisse malingre et drôle à la fois, revigorante dans ses ablutions, nous préparant à la vie en gros, à la vie moderne, au malpropre avec soi-même.
« J'ai un peu de mal à définir le projet que j'ai dans le dessin car je n'en ai pas. Pour moi, c'est une manière d'arriver à voir les choses. Le dessin est une sorte de réflexion pour toute sorte d'autres choses. Ce peut être une manière de réfléchir à ce que je vais faire en peinture, à ce que je vais faire dans la journée, à la manière dont je vais rencontrer quelqu'un... » ²
Gilgian Gelzer, qui dessine mais peint également.
Cette culture savamment populaire n'est pas du goût de tout le monde. Car elle laisse de côté, lorsqu'on la survole, la spontanéité que l'on prête d'ordinaire au dessin, en comparaison à la peinture et aux grands formats qui par leur mise en oeuvre incluent plus directement un questionnement et une construction qui s'élaborent dans le temps. Qu'on s'y méprenne, les dessins de Paul répondent à ces deux préoccupations: l'idée reçue comme quoi le dessin resterait mineur, préparatoire et de l'ordre d'une immédiateté, est démentie par l'orchestration de son travail et son imbrication au quotidien. Il n'est pas risqué de prétendre même que c'est bien cette attention portée à la minorité du genre que l'artiste véhicule et à laquelle il participe.
Les dessins de Paul ne se réalisent pas d'un seul jet. Ils restent le fruit d'un équilibre entre plusieurs tentatives dans le choix du « sujet » et la direction visuelle que celui-ci engendre. Les considérations matérielles sont alors primordiales: l'artiste se soucie de la qualité des gris, des rouges et des rendus, de la pérennité de l'oeuvre à l'épreuve du temps et de l'humain, dans sa chronologie et sa densité sociale. Paul van der Eerden accomplit un travail de longue haleine.
Le paradis perdu de Milton, c'est celui chanté par les mots. Pourtant je ne l'ai pas vu, mais il me fait penser à ses dessins, à ceux de Paul, aux personnes que l'on croise dans la rue. Il existe une violence à se balader et à rester au contact des autres.
¹ On pense à la Lettre à une inconnue de Stefan Zweig nouvelle écrite par l'autrichien en 1927. Comment une femme a
consacré sa vie et son amour à un auteur célèbre, sans qu'il n'en ait jamais rien su jusqu'à la « lettre », que le lecteur
découvre en lisant la nouvelle, en même temps que le narrateur lit la lettre : celle que le lecteur lit.
² Gilgian Gelzer, conférence à l'Ecole Supérieure d'Art et de Design de Reims, le 24 avril 1997. Cité par Eric Suchère in
« Gilgian Gelzer, Face time », Clermont-Ferrand, 2004, p.24.
Céline Leturcq in;
Journal édité à l' occasion de l' exposition Foul Rain 19 juin au 7 octobre 2009
La Chaufferie, Strasbourg
© Céline Leturcq 2009